Inégalités en France : qu'en est-il de la langue ?
« La tragédie humaine et économique du Covid-19 vient de le confirmer : la caractéristique principale de la mondialisation néolibérale, c’est l'explosion des inégalités.[...] Cette réalité n’épargne aucun pays du monde, y compris la France. » C’est le constat que dressent Samuel Chalom et Dominique Vidal au début de leur ouvrage Portraits d’une France à deux vitesses. Si, lorsqu’on parle d’inégalités, on pense souvent aux revenus ou aux différences sociales, le problème englobe tous les aspects de la vie, donc l’éducation et l’accès à la langue. Dans quelle mesure les inégalités en France concernent-elles la maîtrise du français ? Voici quelques éléments de réponse.
Inégalités d’accès au français scolaire
Tous les 3 ans, le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) évalue les compétences des élèves de 15 ans en lecture, sciences et mathématiques. Les derniers résultats sont sans appel : en 2018, l’école française est désormais la plus inégalitaire de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique). L’institution scolaire, dont la vocation est de réduire les conséquences des différences économiques et sociales des français, les aggrave au contraire. Comment en est-on arrivé là, alors que de nombreuses politiques d’éducation prioritaire ont été mises en place depuis les années 1980 ? Sous les appellations ZEP, REP ou ECLAIR se déploient des actions censées limiter à 10% les différences de niveau entre les élèves en éducation prioritaire et ceux qui n’y sont pas. Or, malgré des budgets dépassant le milliard d’euros chaque année, l’objectif n’est pas atteint : ces écarts sont figés entre 25 et 35%, constate la Cour des Comptes en 2018.
Le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) dresse ce panorama : « Les territoires cumulant le plus de difficultés socio-économiques ne bénéficient pas de ressources humaines en enseignant capables de compenser les difficultés des publics scolaires accueillis. » Parmi ces carences :
• Les établissements en zone défavorisés sont peu attractifs. Ainsi, ils accueillent peu de professeurs expérimentés et les équipes ne sont pas stables.
• La qualité des enseignements est remise en cause : les enseignants seraient moins ambitieux, moins exigeants face à un public réputé plus difficile, constate Nathalie Mons, sociologue au Cnesco.
• Les heures d’enseignement sont grignotées par la gestion de classe: les enseignants en zone d’éducation prioritaire passent presque ¼ de leur temps à faire de la discipline.
Résultat ? Les 4 heures de français hebdomadaires au collège se transforment en 2h30 effectives. Or, depuis l’instauration du collège unique (1985), tous les élèves doivent être conduits à un niveau élevé de français scolaire, parlé et écrit. L’enjeu est de taille : pour trouver du travail aujourd’hui, il faut maîtriser la communication, de la compréhension à la production. Les élèves issus de famille où l’on parle pas ou peu le français ne bénéficient pas du bain linguistique qui leur permet d’être à l’aise avec le français scolaire. C’est un facteur qui, parmi les autres inégalités en France, peut peser sur leur avenir.
Par ailleurs, tout le parcours scolaire est censé permettre au jeune de passer du langage en situation au langage d’énonciation. Petit rappel :
• Le langage en situation : c’est le discours qui se raccroche à un contexte partagé. On se comprend, parce qu’on vit ensemble la même expérience.
• Le langage d’évocation permet de raconter et d’expliquer une situation à des interlocuteurs qui n’auraient pas été présents. C'est le langage de l’argumentation, de l’explication, du récit. C’est la première étape vers le langage écrit.
Or, les jeunes des milieux populaires s’expriment principalement sur le mode de la situation, dans leur vie de tous les jours. En effet, les zones d’éducation prioritaires sont aussi des lieux où se rassemblent des populations qui partagent parfois les mêmes références culturelles ou les mêmes difficultés. Le problème, c’est que cela n’encourage pas à la variété linguistique, souligne le linguiste Alain Bentolila. « Moins on a de mots à sa disposition, plus on les utilise et plus ils perdent en précision. On a alors tendance à compenser l'imprécision de son vocabulaire par la connivence avec ses interlocuteurs, à ne plus communiquer qu'avec un nombre de gens restreint », constate-t-il. Cela constitue l’une des inégalités d’accès à la langue française, dans la mesure où le français qui permet de se construire un avenir est la version scolaire, reflet du langage d’évocation et de la pensée verbale.
Accès à la langue française : l’oral sur la sellette
L’inégalité d’accès à la langue française se porte aussi sur l’oral. C’est un constat maintes fois souligné par Alain Bentolila, qui n’a pas hésité à forcer le trait pour tirer la sonnette d’alarme. De fait, sans céder à la caricature, le décalage de maîtrise de la langue entre les enfants issus de milieux populaires et ceux issus de classe plus aisée se mesure dès la maternelle. Tous les enfants de familles modestes ne tombent pas tous dans cet écueil mais Elisabeth Nonnon, chercheuse en didactique du français, le constate : « Les différences entre enfants sont très visibles en termes d’acquisitions (tant de vocabulaire compris et produit que de recours au langage pour certaines de ses fonctions dans l’action et les relations avec les autres). Ce que disait Bruner reste vrai : des enfants acculturés dans des “ cultures de la désespérance ” n’ont généralement pas accédé à cet âge à des usages du langage pour anticiper, réguler, évaluer l’action, expliciter des raisons, se différencier d’autrui. »
C’est pour contrer ces différences de ressources langagières que revient sur la scène politique la question de l’éloquence, à travers la réforme du baccalauréat. Un nouvelle épreuve, le grand oral, est introduite en 2019 pour dédramatiser la capacité à parler, selon Jean-Michel Blanquer.
De nombreuses initiatives fleurissent pour former les jeunes à l’éloquence, et ce dès l’école primaire. En témoigne ce concours d’art oratoire qui a opposé en 2018 deux classes de CM2 formées par Romain Decharne, professeur d’art oratoire à Sciences Po, ou le programme Eloquentia basé à Saint-Denis. Si ces projets ne suppriment pas à eux seuls les disparités de niveau, ils contribuent à les réduire.
Inégalités en France : la question de l'illettrisme
Lorsqu’on parle d’inégalité d’accès à la langue, surgit immédiatement à l’esprit le mot « illettrisme ». On parle d’une personne illettrée lorsqu’elle a été scolarisée mais qu’elle n’a pourtant pas acquis la maîtrise de la lecture et de l’écriture. 7 % de la population entre 18 et 65 ans : c’est la proportion de Français concernée selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI). Par ailleurs, 4% des jeunes de 18 à 25 ans sont en situation d'illettrisme en 2017 selon l’INSEE. Ce chiffre explose en outre-mer, où c’est plus de 19% de cette tranche de la population qui est concernée, corrélée avec un taux de chômage autour de 50%.
Lors de l’enquête PIAAC (Programme for the International Assessment of Adult Competencies) menée en 2013, les scores moyens des adultes évalués sont chaque fois inférieurs à la moyenne de l’OCDE. La France se classe 22e sur 24 pour la capacité des adultes à « comprendre et à réagir à un texte écrit » (littératie).
Ces chiffres préoccupants reflètent un malaise bien réel. L'illettrisme est à la fois un frein social et un handicap professionnel. Comment avouer qu’on n’est pas à l’aise avec le français alors qu’on est passé par l’école ? Dès lors, se pose la question des moyens mis en œuvre pour aider les personnes concernées et atténuer ces inégalités en France :
• Pour les plus jeunes, l’Éducation nationale déploie le plan « Agir contre l'illettrisme ».
• Pour les familles, les actions éducatives familiales (AEF) accompagnent les parents et leurs enfants en situation d'illettrisme ou de précarité linguistique.
• Pour les adultes : Les Greta (groupements d'établissements publics locaux d'enseignement) dispensent des modules spécifiques qui mènent à la validation des compétences pour les salariés.
• L’Agence Nationale de Lutte contre l'Illettrisme (ANLCI) coordonne aussi un certain nombre d’actions.
Français Langue Étrangère (FLE) : accéder au français quand on veut obtenir la naturalisation
Accéder à la langue française devient un enjeu majeur lorsqu’on immigre. Pour obtenir la naturalisation, il faut justifier avoir le niveau B1 oral et écrit du cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). Cela correspond plus ou moins à un niveau d’élève de 3e :
• comprendre les principaux points d’une conversation sur un sujet familier ;
• être capable de se prendre en charge dans les situations de déplacement, de voyage ;
• s’exprimer sur des thèmes du quotidien et ses centres d’intérêt ;
• être capable de relater un rêve, une expérience ou un événement, argumenter, exprimer ses idées.
Des outils numériques ont été développés, comme les MOOC (Massive Open Online Course) ou les applications de l’Alliance française. De nombreux cours de FLE (Français Langue Étrangère) sont dispensés dans des centres labellisés. Encore faut-il avoir accès à ces ressources. Beaucoup de témoignages l’attestent, faire une demande de naturalisation, c’est le parcours du combattant. Après la constitution d’un dossier qui peut prendre plusieurs années, il faut prouver son niveau de langue. Or :
• L’examen se paye et chaque organisme peut fixer son prix.
• Les épreuves se déroulent sur ordinateur, donc il faut savoir se servir de l’outil.
Autant de difficultés, qui en plus du reste, peuvent pousser certains à ne pas faire ces démarches et à négliger des cours de français qui pourraient les mener à une fluidité suffisante.
On vient de le voir, l’accès à la langue française est finalement plus inégal qu’il n’y paraît, avec son cortège de conséquences, comme une orientation scolaire inadaptée, une difficulté à s’inscrire dans le monde du travail, un repli sur soi ou une communauté. Depuis le 4 mai 2004, la langue française est reconnue comme une compétence professionnelle (loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social). C’est pourquoi valoriser les associations et organismes qui dispensent des formations dans ce sens est indispensable.
Inégalités en France : qu'en est-il de la langue ? en bref :
• Les inégalités d’accès à la langue française commencent dès l’école. Aux évaluations nationales de 2017, les élèves de CE2 de familles moins favorisées obtiennent un score de 57 sur 100 en français tandis que le quart issu des familles plus favorisées atteint 87 sur 100.
• Ce problème concerne aussi l’oral. C’est pourquoi enrichir son vocabulaire et sa façon de s’exprimer revient sur le devant de la scène, notamment à travers le grand oral du bac.
• L'illettrisme concerne 7% de la population française entre 18 et 65 ans.
• L’inégalité d’accès à la langue touche les immigrés qui doivent attester de leur niveau de maîtrise (niveau B1) pour demander une naturalisation.
https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2003-2-page-12.htm
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/inegalites-linguistiques.html?item_id=2663
https://www.certificat-clea.fr
https://www.youtube.com/watch?v=Odt6nTPeFNc
https://eloquentia-saintdenis.fr/
https://www.pedagogie.ac-aix-marseille.fr/upload/docs/application/pdf/2020-10/lfa_185_0017-1.pdf