L’orthographe : entre une réforme et une réformette. Une bataille linguistique et politique ?
La langue qui évolue montre aussi les transformations de contemporanéité qui nous entourent. Ainsi, il y a des transformations provoquées plutôt par la culture, non officielles, mais il y a aussi des réformes de l’orthographe, officielles mais dont l’usage est plus difficile à introduire dans la vie quotidienne des citoyens. Ces réformes vont souvent de pair avec une certaine résistance, menant ainsi à des batailles politiques. L’orthographe est alors un terrain de jeu, mais aussi un terrain de lutte, et ce depuis longtemps.
Et on veut dire vraiment longtemps, ou plus précisément à partir du moment où le français fut désigné comme langue administrative ; ou même encore un peu plus tôt.
Une bataille politique depuis des siècles
L’orthographe est au cœur de la bataille politique depuis le XIVe siècle et le règne de Philippe VI. C'est son gouvernement qui adopte le français en tant que langue administrative. Petit à petit, la langue française devient majoritaire et supplante progressivement le très présent latin. Ce processus provoque pourtant l’objection du clerc qui est attaché à ce dernier. Petit à petit, il est forcé à franciser son quotidien. L'adoption du français comme langue royale se traduit par une rationalisation et une unification de l'orthographe jusqu'ici chaotique de l'ancien français. Alors que la graphie originelle du français est davantage conforme à la phonétique et parfois arbitraire, elle est progressivement latinisée dans une tentative d'aboutir à une « orthographe étymologique ». Une nouvelle norme graphique appelée « orthographe ancienne » est alors adoptée par l’Académie française. « Ancienne », puisqu’elle procède du latin classique, sans tenir compte du fait que le français est issu du latin vulgaire, et non pas classique. L'immense majorité des singularités orthographiques du français moderne est étymologiquement justifiée et se rapproche partiellement du latin classique à l'origine du latin vulgaire dont descend le français. Au XVIe siècle, les nombreuses tentatives de Louis Meigret, de simplifier l’orthographe française en favorisant une orthographe phonétique seront ignorées face à la vive opposition des amateurs de l’orthographe étymologique. Ainsi, on voit ici encore une fois une bataille non seulement linguistique, mais aussi politique, où se battent deux camps : les adeptes de la modernité et ceux de l’attachement à la tradition.
Les réformes et les réformettes de l’orthographe
Les réformes de l’orthographe vont accompagner les Français pendant des siècles, en introduisant des nuances ou en révolutionnant la langue. Au XVIIIe siècle, les lettres J et V sont définitivement adoptées et sont depuis différenciées de lettres I et U. Le changement est officialisé par son inclusion dans la deuxième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Quelques décennies plus tard, en 1740, la troisième édition de ce même dictionnaire présente la nouvelle orthographe d’environ un tiers des mots et fixe les accents. Ainsi, throne devient trône, fiebvre : fièvre. Au XVIIIe siècle, il y a aussi de nouvelles tentatives de simplification de l’orthographe français. C’est notamment Du Marsais, appelé le « grammairien des lumières », qui dans son ouvrage Des Tropes applique l’orthographe simplifiée. Encore une fois, on peut voir dans cette tentative échouée le début de la discussion qui dépasse la zone linguistique et touche celle de la politique.
La réforme de l’orthographe de 1835, ou le problème social et politique
Ensuite, c’est le XIXe siècle qui voit deux réformes importantes, notamment la réforme de l’orthographe française de 1835 avec la sixième édition du déjà mentionné dictionnaire de l’Académie française. Cette réforme introduit un changement important : désormais, on écrit le t au pluriel dans les mots du type « enfans », ce qui donne le contemporain « enfants » ; dans la conjugaison, oi devient ai : « j'avois » devient alors « j'avais ». Selon le linguiste et philologue français Ferdinand Brunot, « la mainmise du pouvoir sur la société et en particulier sur l'université a permis une diffusion rapide de la nouvelle orthographe ». Dans son œuvre « La Réforme de l’orthographe » qui date de 1905, il note également qu’« après l'édition de 1835, il ne resta que l'innocente protestation des Débats et de la Revue des Deux-Mondes, obstinés à écrire prenans au lieu de prenants, pour rappeler un temps où chacun écrivait à son gré, sans passer pour un homme dépourvu d'éducation. » Même si Chateaubriand lui-même a refusé d’appliquer la nouvelle orthographe, en persistant à écrire oi au lieu de ai, il n’empêche que cette réforme révèle les problèmes politiques et sociaux mentionnés par Brunot. Les réformes de l’orthographe sont les plus faciles à appliquer au sein des universités, qui même au XIXe siècles sont considérés un déterminant de la classe sociale. Ainsi, le non-respect de la nouvelle orthographe nous dit beaucoup du manque d’accès à l’éducation supérieure pour le prolétariat et le sous-prolétariat. Cette réforme significative est suivie par la réforme de l’orthographe française de 1878, où les certains e trémas (« ë ») sont remplacés par des « e » accentués.
La nouvelle orthographe du XXe siècle
Le début du XXe siècle voit des nombreux changements. En 1935, le trait d’union remplace l’apostrophe dans des mots composés à partir de grand, comme « grand-mère » écrit au lieu de « grand’mère ». C’est aussi au XXe siècle que voit le jour la féminisation des noms et des métiers en français. Des documents officiels concernant cette réforme extrêmement importante sont publiés en 1979 au Québec, en 1986 et 1999 en France et en 1993 en Belgique. La féminisation n’est pas seulement une réforme de l’orthographe, mais aussi un phénomène social et sans doute politique ; un changement dans la langue qui pourtant peut modifier le regard de nombreuses personnes sur le monde et la question persistante concernant la hiérarchie du monde du XXe et XXIe siècle. Cependant, la féminisation n’est pas évidente pour tout le monde : le féminin de certains métiers est toléré par l'administration, contre l'avis de l'Académie française, seule instance compétente en la matière.
Face à l’anglicisation omniprésente, (et des anglicismes qui sont de plus en plus utilisés par les Français lien pour l’article sur les anglicismes) la complexité de la langue française et pointée du doigt. Ainsi, à la fin des années 1980, Michel Rocard, alors Premier ministre de la France, créé le Conseil supérieur de la langue française. Sont proposées alors des régularisations ou des rectifications orthographiques sur des points tels que le trait d’union, les mots composés ou l’accent circonflexe. L’orthographe actuelle ne change pas, et les régularisations portent surtout sur des mots qui peuvent être écrits de manière différente sans qu’ils soient considérés des erreurs d’orthographe. Le Journal officiel publie les modifications dans sa partie administrative, mais celle-ci n'a aucune valeur contraignante. Les rectifications ne voient donc pas le jour.
Les règles de la nouvelle orthographe
En 2016, vingt-six ans après sa validation par l’Académie française infaillible, l’orthographe rectifiée entre en vigueur et dans les manuels scolaires. Sont concernés plus de 2400 mots. Le changement principal porte sur l’accent circonflexe sur « i » et « u ». Ainsi, « coût » devient « cout », « paraître » : « paraitre ». Il y a aussi une liste des mots composés où le trait d’union est supprimé, notamment ceux qui comportent les préfixes « extra », « entre » ou
« contre ». Désormais, on peut dire que l’on a vu des « extraterrestres » et non pas des
« extra-terrestres », on peut chercher des sous dans notre « portemonnaie » au lieu de « porte-monnaie ». Cette réforme importante provoque des discussions et une ferme résistance. En 2016, apparaît sur Twitter le hashtag « Je suis circonflexe » lancé par les défenseurs de la tradition. Cette action de la rébellion modérée ressemble à des gestes que l’on a vus dans des siècles passés. Comme Chateaubriand, beaucoup d’utilisateurs de la langue française refusent toujours d’écrire un français dans lequel l’accent circonflexe ou le trait d’union disparaissent.
La langue, ainsi que l’orthographe, sont depuis toujours des terrains de bataille politique et les reflets de notre contemporanéité, elle aussi, que l’on le veuille ou non, fortement (et de plus en plus) politisée. Cette première nous est absolument nécessaire pour communiquer, tout en étant l’un des acteurs principaux de nos vies et surtout un outil indispensable. Ainsi, on voit des changements progressifs introduits dans la langue qui ont pour but l’amélioration de la vie de ses utilisateurs, l’exemple le plus récent étant l’introduction du pronom non genré iel dans les dictionnaires de la langue française. Comme des changements que l’on a vus précédemment, celui-ci va lui aussi susciter des conflits et provoquer des discussions. Tant mieux : c’est la preuve que la langue est toujours vivante et engagée, tout comme ses utilisateurs.